ARTICLE
PARU DANS "L'OFFICIEL HOMME" - AOUT '96
Ses interviews ressemblent à des dépositions de police. Les indices sont maigres et l'enquête piétine depuis des années. On l'imagine assis, dans un commissariat crasseux au fin fond de Paris, les yeux dans le vague, la tête ailleurs et le sourire frondeur. Nom : Auteuil. Prénom : Daniel. Profession : acteur. Age : 46 ans. Signe particulier " je ne souhaite pas répondre à cette question". Son refus des interrogatoires n'a rien d'une coquetterie. C'est à prendre ou à laisser. Nous n'avions pas le choix. Un matin de juillet, nous l'avons enlevé...
Par
quelle vanité, s'imagine-t-on subitement que l'on obtiendra plus
d'un acteur qui n’a jamais souhaité vider ses poches, se confesser
au public ailleurs que dans ses films, ouvrir Des portes de son
sous-sol se laisser embarquer au grenier pour parcourir, un
à un, les albums de famille. Il y a entre Daniel Auteuil
et lui- même comme un secret qu'il paraît bien inutile de chercher
à violer. Cet homme s'est forgé une carapace
légère, mais suffisamment épaisse pour désamorcer
les tentatives de coup d’état contre sa personne. Même armé,
on ne parvient pas à forcer la serrure de son abri et les putschs avortent
les uns après les autres.
La gourmandise de Daniel Auteuil réside dans ces précieuses
minutes où il ose enfin donner un peu de lui. Le reste est
une affaire de scénario. Pas d'humeur déplacée,
mais une simplicité vagabonde entièrement dédiée
à l'amour du moment. Cet homme cultive les instants en bon paresseux
et sait, généreux qu'il est, en faire profiter : Un exercice précieux
quand on apprend qu'il vit les interviews comme un travail supplémentaire
dont il voudrait prendre rapidement congé. C'est que depuis trois
ans, les vacances sont rares et les jours comptés. Et
puis l'époque s'est trop souvent gavée de nourritures célèbres.
Disséquées, avalées, digérées et plus tard
recrachées, les carrières des stars ont fait grossir des générations
d'obèses du potin. Les «connus » en ont joué,
les anonymes en jubilent encore, mais l'acteur Auteuil en a profité pour
enjamber les miroirs. Un peu à l'écart, on le dit timide,
nerveux, tourmenté, solitaire. Erreur ! Daniel Auteuil ressemble
au mistral. Les bourrasques sont inattendues, la tempête jamais
avouée et le calme trompeur. Au seuil de l'acteur on réfléchit
soi-même… devenir un peu moins pressé. Aux portes d’Auteuil,
on hésite rarement à obéir à ses envies. Suivons-le
MOTEUR
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Christian Moguérou
10
h 30. Paris XVème, Paris XIVème.
Daniel Auteuil première. Daniel Auteuil joue Daniel Auteuil.
Voiture - Rendez-vous rue de Vaugirard.Déjà là, un café,
Libé dans la poche. Une barbe de deux jours.
Il s’installe à l'arrière du minibus, se cale bien. Sur
le chemin, première blagues, ‚change courtois de bonbons. « On
dirait un fourgon carcéral. Comme si on venait de m’enlever ».
La première prise est la bonne.
10
h 50. Température extérieure : 20°C. Le studio.
Plan séquence.
Un fauteuil confortable au milieu d'une pièce blanche, tapissée
de noir. Et boum, la première question qui débarque. Il
sourit. Aïe!
« Les interviews me gênent. Je trouve que cela enlève du
mystère à mon travail. On est là avant tout pour jouer
des personnages. Et puis c'est une sorte d'éthique personnelle. Un alibi
aussi. J'ai peur de lasser les gens. Ce n’est pas que je n’aime pas parler de
moi. Mais cela me rend vaniteux, c'est exaspérant. On parle de
soi et on n’en profite pas. Finalement tout ce que l'on peut lire, c'est
un immense robinet d'eau tiède ».
- La question que vous détestez ?
« Je peux répondre à tout. je peux mentir et dire
la vérité. Je fais quand même attention à ce
que je dis. Car j'oscille toujours entre l'envie de parler vrai et celle
de dire des conneries ».
- Le dernier bon souvenir ?
« Hier soir (un sourire). Professionnellement, Cannes bien sûr.
Un grand moment d'é-mo-tion » poursuit-il en plaisantant. «
Sinon, Jean de Florette le premier grand succès, le festival d’Avignon.…
C'est de là qu’est née ma volonté de devenir acteur.
Les rêves d'enfant, personne ne peut lutter contre ça ».
- Oui, mais.. Dans la panoplie de l’acteur, il y a toujours ce manque, ce
cruel besoin de s'embourber sur des chemins tortueux, de surmonter les pièges,
de se délivrer du danger avec panache... Et chacun de s'interroger :
Daniel Auteuil prend-il suffisamment de risques ?
« Des risques ? Mais il n’y en a pas. Entendons-nous sur la réalité
des mots. je suis couvreur, je travaille sur les toits, je peux tomber et mourir.
Au cinéma, on ne meurt pas, ou alors pour les besoins d'une histoire.
Dans tous les cas, on ressuscite je n’arrive pas à comprendre ce que
l'on attend de moi. Pas une seule fois je n’ai joué le même
rôle. Pendant dix ans, j'ai visité l'âme humaine.
Tourner avec un trisomique, c'était prendre des risques. J'aurais
pu me faire bouffer la gueule avec lui. Prendre des risques ? C'est
cela qu’ils veulent de moi. Cela veut dire quoi ? Tourner avec Godard
pour me faire torpiller par un réalisateur qui n’aime pas les acteurs.
Sans moi...
-
Et dans la vie ? « Dans la vie je mets des capotes, je de n’en ai pas toujours mis. Je regarde deux ou trois fois avant de traverser. Le plus gros risque, c'est de prendre l'avion. Mais au fond, la vie, dès le matin, c'est dangereux. Dire à demain, c'est difficile. Vivre c'est un énorme risque. Tout est en fait miraculeux ». 11
H 30. Le besoin de bouger, de s'éloigner un peu.
Midi.
Pigalle. |
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Au
passage, deux prostituées, les figures de Pigalle. Daniel Auteuil
leur lance un bonjour énergique. « Pigalle... Mon premier lieu d'habitation à Paris. Je travaillais à Elysée - Montmartre comme électricien. je marchais sur les trottoirs bien au centre des avenues. De peur de me trouver nez à nez avec un mec se faisant virer d'un bar. Ah, monter de ma province à Pigalle, ce fut un bon bizutage. Pour moi, le ventre des femmes de Pigalle, c'était cela le ventre de Paris. C'est de là que tout est parti. J'avais trois cents francs en poche.Je pouvais enfin réaliser le rêve de ma mère: devenir employé de banque. Je traquais les petites annonces du Figaro à la recherche d'un job pour me payer les leçons du cours Florent. J'avais les cheveux long, une simple cravate. |
Entracte.
Sur le chemin, la voix un peu plus basse, le ton de la confidence...
Sur mai 68, la révolte, l'urgence de cette époque-là.
« Je faisais partie à l'époque de la troupe du Chêne
noir, une troupe d'avant-garde. C'est là que j'ai appris le métier.
Ce que j'ai accumulé pendant vingt ans, c'est la vie qui me l'a appris.
Les livres font gagner du temps. C'est vrai, même si cela encombre
un peu au début. La seule fois où j'ai mis les pieds dans
une fac, c'était en 1968 pour occuper une université. Mais
cela m’emm…. Je voulais faire du théâtre pas la révolution.
J'ai vécu cette période de manière très romantique.
J'étais anarchiste. Un jour, j'ai trouvé cent francs par
terre. Je me suis dit chouette. Un copain est venu me voir en me disant,
cent francs pour la cause. La cause ? Quelle cause ? Moi, je travaillais
à 14 ans, alors la révolution... ».
13
h 15. Le Café Bleu LANVIN
Déjeuner à l’ombre des regards et retrouvailles avec
le créateur de la mode masculine Dominique Morlotti.
« Dominique m’habille depuis une dizaine d'années. Notre
première rencontre remonte à 1986, après L’amuse – Gueule
-, la pièce de Lauzier au théâtre du Palais - Royal. Il
était en blouse blanche. je me souviens d'un pantalon en tissu de manteau
qu'il m’avait confectionné, je le porte toujours. J'aime l'idée
de ne porter qu'un seul costume qui se serait dégradé avec le
temps. J'aime le vêtement que l'on retrouve avec plaisir, qui se
personnalise ».
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«
J'aime le rapport que Daniel entretient avec la mode », précise
Dominique Morlotti. « Il a cet instinct de ce qui ui va et de
ce qui ne lui va pas. C'est une chose rare, presque précieuse.
Je ne supporte pas les gens qui déclarent que la mode, c'est toute
leur vie. Car sinon, cela veut dire que l'on est spectateur de soi-même.
Or, il faut être acteur dans la vie ». " L’ambiance des défilés me fascine" reprend Daniel Auteuil. "Des mois de préparation pour seulement vingt minutes de présentation. C'est la quintessence de l'inutile. Je suis toujours surpris de l'hostilité que l'on ressentdans la salle. C'est pire qu’un soir de générale. Où sont les gens qui viennent pour leur plaisir ? |
15
h 15. La fête foraine des Tuileries. Des hordes de touristes
Le vertige qui se profile. L'oeil inquiet, Daniel Auteuil avance doucement.
« J’ai peur parlez-moi ! ». Vingt francs pour cinq minutes
de frisson. C'est le moment de prendre de la hauteur....
« La Tour Eiffel ? Non, je n'y suis monté que dernièrement.
J'ai le vertige. Et puis parfois, il est préférable de voir
les choses de loin ».
Le départ est violent et la montée dans le ciel de Paris presque
inconfortable. A cinquante mètres de haut, de longs silences s'installent,
alors que nous éprouvons tous le besoin de parler. La nacelle s'immobilise
à hauteur de toits, juste au-dessus de Rivoli.
- C'est peut-être l'heure de parler d’Emmanuelle Béart ?
« Oui ? Nous continuons à nous voir, nous avons eu une fille
ensemble. Tourner avec elle a été quelque chose
de sublime. Un partage total. C'est cela.... ».
La grande roue redémarre. « Mes filles me demandent toujours de
les emmener sur ces engins. C'est à chaque fois une épreuve
». Un deuxième tour ? «Non, vraiment, c'est impossible
». Plus loin, dans les allées du jardin des Tuileries,
les demandes d'autographes. Sagement, Daniel Auteuil signe les cahiers avec
application. Pas de
mouvement d'humeur, cela fait également partie de la fête.
« La relation avec les gens dans la rue ? Je m’en sors relativement bien.
Je ne me force pas ». Une dernière promenade entre les arbres.
Il fait chaud ! De jolis profils passent et repassent. Le regard les suit
avec bonheur. Et les femmes dans tout cela ? « C'est évidemment
important. On vient de là et on a qu’une envie, c'est d'y retourner
».
16
h 30. La séparation.
Déjà ! « Le temps passe, passe, on s'arrête devant
toutes ces choses, ces monuments, ces lieux, et l'on se dit que nous ne sommes
que de passage ». Daniel Auteuil repart comme il est venu.
Un sourire, une poignée de main franche, la confiance dans les yeux qu’il
délivre juste avant de dire au revoir. Décidément,
il n’avait pas tort. Le temps passe, passe et nous, nous partons.
Déjà...